Lorsqu’un journaliste enquête, il trouve une partie de ses informations seul, mais il peut aussi être contacté directement par des lanceurs d’alerte, qui constituent des sources particulières. Malgré les apparences, ce travail commun peut s’avérer délicat. C’était l’objet d’une conférence aux 17e Assises du Journalisme de Tours.
Daniel Ibanez, fondateur des rencontres annuelles des lanceurs d’alerte, rappelle que ces derniers n’ont pas la même dénomination selon les langues. Si le terme est apparu en français en 1999 dans un ouvrage de Francis Chateauraynaud, on parlera de denunciante en espagnol (dénonciateur) et d’informatore en italien (informateur). Ces termes traduisent des visions culturelles très différentes et n’impliquent pas la même considération à l’égard de celles et ceux qui lancent l’alerte. Les personnes qui s’engagent sur cette voie ne s’autoproclament pas lanceurs d’alerte, comme en témoigne Agnès Naudin, ancienne capitaine de police, révoquée après ses révélations sur l’omerta au sein de la profession : « Les journalistes m’ont attribué le nom de “lanceuse d’alerte” sans me demander si j’avais obtenu le statut. Personne ne devient volontairement lanceur d’alerte. »
La difficile édification d’un statut
En France, des textes de lois existent pour protéger les lanceurs d’alerte, comme l’article 6 de la loi Sapin 2. Mais ils ne s’appliquent que pour les personnes en ayant officiellement obtenu le statut, à la suite d’une démarche assez complexe auprès du Défenseur des droits. La loi définit alors le lanceur d’alerte comme « une personne physique qui signale ou divulgue, sans contrepartie financière directe et de bonne foi, des informations portant sur un crime, un délit, une menace ou un préjudice pour l’intérêt général », assortissant la définition d’un certain nombre de critères restrictifs. Les personnes n’y répondant pas pleinement, de même que les lanceurs d’alerte venants de pays sans législation, ne bénéficient d’aucune protection légale, alors que les risques encourus sont énormes. Ces procédures retardent le travail des journalistes, comme l’illustre Ariane Denoyel, journaliste indépendante qui enquête sur le secteur de la santé : « Je travaille sur l’essai clinique d’un médicament sur des femmes enceintes en Afrique. Ma source m’a indiqué que le médicament doublait les risques de prématurité. Je n’ai pas le temps de vérifier que ma source a fait toutes les procédures internes de signalement. Je dois sortir ce papier, des vies sont en jeu. »
Les protections restent insuffisantes pour Alexandre Buisine, journaliste et membre du Syndicat national des journalistes (SNJ) : « De plus en plus le secret est la règle, et la liberté d’expression, l’exception. ». La Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) a une jurisprudence qui protège les lanceurs d’alerte. Agnès Naudin rappelle cependant que c’est une juridiction de dernière instance, il faut avoir épuisé tous les recours possibles en France pour se défendre. Ce qui coûte plusieurs milliers d’euros en frais d’avocats, sans parler des délais de la Cour.
Une confiance à construire sur le temps long
Faire appel aux journalistes est souvent le dernier recours des lanceurs d’alerte après avoir tout essayé en interne, et c’est parfois un nouveau parcours du combattant. Les lanceurs d’alerte ont besoin d’être en confiance, d’être crus par les journalistes après que leurs collègues voire leurs proches leur ont souvent tourné le dos. De l’autre côté, les journalistes doivent pouvoir vérifier ce que raconte leur source, tout cela face à des chefs qui veulent pouvoir sortir des scoops mais répugnent à allouer le temps et les ressources nécessaires à l’enquête. Seule solution pour Daniel Ibanez, que les journalistes expliquent à leurs sources les contraintes de leur métier et l’importance de la vérification, leur parlent des risques et de l’importance d’obtenir le statut officiel de lanceur d’alerte pour leur protection.
Le problème pour les journalistes et lanceurs d’alerte travaillant conjointement est de convaincre les rédactions de publier leurs enquêtes. La situation est résumée par Ariane Denoyel : « Je fais à chaque fois le tour des rédactions pour proposer mes sujets. On me répond que c’est trop complexe, que c’est trop gros, que cela met le doute sur toute l’industrie et donc que je renforce le complotisme. ». Devant une telle frilosité, comment attendre des lanceurs d’alerte qu’ils révèlent leurs informations, et des journalistes qu’ils les accompagnent dans une démarche d’enquête au long cours ?
Pour en savoir plus sur les Rencontres annuelles des lanceurs d’alerte : Playlist des vidéos réalisées par les M2 PEW aux rencontres des lanceurs d’alerte de cette année
Elisa Maruenda