Le photojournalisme au défi des mutations technologiques
Clotilde Dumay
Thème abordé lors du Festival international de journalisme à Perugia (Italie), le photojournalisme est actuellement en pleine mutation. Les nouvelles technologies et les réseaux sociaux imposent des défis à la profession, mais permettent aussi de la repenser pour, peut-être, la transformer.
Chaque jour, 95 millions de photos et vidéos sont publiées sur Instagram. L’application comptabilise 500 millions d’utilisateurs actifs quotidiens dans le monde, et plus de 4 milliards de « likes » par jour. Des chiffres vertigineux, en grande partie liés aux récentes évolutions technologiques. « En quelques années, la qualité des appareils photos s’est améliorée, les technologies n’ont jamais été aussi puissantes, estime Dan Gaba, photo editor du Wall Street Journal. Maintenant, dans nos poches, on peut avoir des smartphones avec de très bons objectifs, sur lesquels on peut directement choisir de garder la photo en couleur ou de la mettre en noir et blanc : tout cela n’était pas possible au début des années 2000. »
Pour les photojournalistes, ces évolutions offrent de nouvelles possibilités dans l’exercice du métier. « Les nouvelles technologies aident à raconter mes histoires », explique Luca Locatelli, photographe documentaire qui vient de recevoir le 2e prix au concours du World press photo dans la catégorie Environnement. « Ils sont une palette à outils que j’utilise pour m’exprimer, auxquels j’ai recours pour mettre en avant la puissance de mon histoire, et non pas de la technologie en elle-même. »
La valeur ajoutée du photojournalisme ? La véracité de l’information
Une aide supplémentaire qui a, par exemple, servi à Francesco Zizola. En 2015, ce photojournaliste italien a embarqué à bord d’un bateau de Médecins Sans Frontières qui naviguait sur la Méditerranée pour sauver les migrants en détresse. « Je me demandais comment aider les bénévoles, témoigne-t-il lors d’une conférence du Festival. Un reportage était-il suffisant ? J’ai choisi la communication sur les réseaux sociaux : en plus de mon appareil photo, j’ai utilisé un smartphone. »
Nouvelles technologies et réseaux sociaux : les photojournalistes doivent dorénavant travailler dans cet environnement numérique. Mais ce monde n’est pas l’apanage des professionnels. Intuitifs et accessibles, ces nouveaux outils s’adressent à un grand nombre d’utilisateurs, y compris les novices. Si bien qu’une question se pose désormais : qu’est-ce que le photojournalisme peut-il apporter de plus que les productions de simples amateurs ?
« C’est une question que je me pose tout le temps, confie Jeff Israely, cofondateur du site internet Worldcrunch. Quelque chose de bien peut être produit par un amateur, et quelque chose de mauvais par un professionnel. Mais la structure d’un média offre plus de possibilités que les choses soient de qualité, vraies et pertinentes. Je pense qu’en ce moment, nous retournons vers l’idée que la structure et l’expérience d’un média garantissent la véracité d’une information. » La valeur de vérité ou de preuve d’une photographie serait donc cruciale pour se distinguer de la masse de données qui circulent. « La différence du photojournaliste, c’est qu’il s’entraîne très régulièrement à avoir une bonne photo, mais aussi et surtout à vérifier l’information », poursuit Dan Gaba.
« L’esthétisme, c’est important. Mais la fiction n’est pas admissible. »
Pour garantir le rôle central de leur structure dans l’authenticité d’une image, les médias adoptent des règles relativement strictes quant à la retouche des photos. « Pour le Wall Street Journal, presque aucune modification n’est possible, affirme Dan Gaba. Nous pouvons rogner l’image, c’est tout. Notre travail est de dire la vérité. Cela fait partie des symboles de réputation qu’il faut conserver, pour respecter ceux qui ont travaillé pour le journal et ceux qui y travailleront. »
D’après Luca Locatelli, les règles en matière de logiciels de retouche varient en fonction des éditeurs. « Prendre une photo sans retouche, cela demande beaucoup de préparation en amont, reconnaît le photographe. Il est possible de corriger un peu les couleurs mais le but, c’est d’aller vers ce que j’imaginais au début. On peut demander aux personnes de refaire un geste, si l’on veut prendre une photo. Mais on ne peut pas leur demander de faire quelque chose qu’elles n’ont jamais fait. »
Quitte à mettre au second plan l’aspect esthétique d’une image ? « J’aime la réalité pour ce qu’elle est, poursuit Luca Locatelli. L’esthétisme, c’est important : nous sommes photographes, on parle aux gens avec l’image. Mais la fiction n’est pas admissible. Quand j’achète un journal, j’attends que le journaliste et le photographe montrent la vérité. Si l’on veut encore plus d’esthétisme, il faut se tourner vers l’art. »
« Il n’y a pas de problème d’esthétisme ou de qualité, mais plutôt de flux. »
Pas question, pour autant, d’abandonner totalement la valeur esthétique d’une illustration. « Qu’il s’agisse de la version papier ou web, je veux des photos belles et intéressantes, insiste Dan Gaba. Les règles et les critères sont les mêmes, peu importe le support. » Jeff Israely confirme : « En tant que rédacteur numérique, l’image et sa qualité restent très importantes pour moi. C’est une façon d’attirer l’attention du lecteur. » Un objectif capital, surtout face au flux d’informations et d’images auquel les utilisateurs sont confrontés.
« Instagram donne la possibilité de voir des tas de photos, s’étonne Jeff Israely. Pour moi, il n’y a pas de problème d’esthétisme ou de qualité, mais plutôt de flux. Quand on fait défiler les images sur le smartphone, tout est beau mais tout va vite. Je pense qu’il y a un problème structurel dans la façon dont est proposé le contenu. Aujourd’hui, c’est un défi de trouver un moyen pour apprécier les choses esthétiques et de qualité. » Pour tenter de surmonter ce problème, Jeff Israely a créé OneShot, sur Worldcrunch : des vidéos de quelques minutes sur un sujet précis, avec… une seule photo. « On a besoin qu’une image fixe bouge pour vraiment la regarder », observe-t-il. Et de conclure : « Aujourd’hui encore, la photographie peut apporter des choses que les autres médias ne peuvent pas apporter. » Tirer profit des nouvelles technologies et des réseaux sociaux sans en subir les conséquences négatives : voilà le défi que le photojournalisme doit aujourd’hui relever pour espérer prospérer.