Le refus de l’IA dans les rédactions : le cas Reporterre

18 novembre 2025

L’IA gagne du terrain au sein des rédactions. Certains médias cependant s’y opposent, pour des raisons éthiques, déontologiques et écologiques. C’est le cas de Reporterre, qui se dit le média de l’écologie. Selon l’Humanité : “environ 62,5 millions de litres d’eau seraient utilisés, chaque jour, pour refroidir les serveurs qui hébergent ChatGPT-5”. Au cours d’un appel téléphonique, Moran Kerinec, journaliste pour Reporterre depuis huit ans, nous explique comment la rédaction maintient sa position à contre-courant des tendances pour ne pas utiliser l’IA.

Pourquoi la rédaction de Reporterre se refuse à utiliser l’IA ?

Reporterre se refuse à utiliser l’intelligence artificielle (IA) générative. Elle est utilisée dans certaines rédactions pour proposer des titres aux articles ou dans certains cas, que je juge délirants, écrire un article à partir des notes de reportage du journaliste. 

Aujourd’hui l’IA est souvent utilisée dans les rédactions pour remplacer des postes, les secrétaires de rédaction (SR) notamment. On le remarque en ce moment au sein du média l’Équipe. On ne le fera jamais chez Reporterre car ça remplace des êtres humains. Pour les illustrations, on a toujours soit des illustrateurs humains, soit des photographes. On ne les générera jamais avec l’IA. 

Est-ce que vous êtes quand même amenés à utiliser d’autres formes d’intelligence artificielle ?

Ce que je juge mal nommé IA, ça va être l’utilisation des outils de traduction ou de correction, pour surligner des possibles fautes. Ce sont des outils qui viennent aider nos éditeurs, ou les journalistes. Mais ça fait partie des outils qui sont non génératifs, dont le coût énergétique, le coût en ressource en eau et le coût humain, sont les moins impactants.

Le fait de ne pas vouloir utiliser l’IA générative est-il une réponse à une question d’éthique pour l’environnement ou de déontologie pour la profession de journaliste ?

C’est la combinaison des deux, mais je pense que c’est d’abord une position éthique. On travaille sur son coût, on travaille contre les serveurs de données, on voit à quel point ça remplace le travail humain. On le raconte dans nos articles. Ce serait hypocrite de la part de Reporterre de travailler avec ces outils-là. Et ce n’est pas l’ambiance de la maison. 

Au-delà de la suppression de postes, selon vous quelles sont les menaces qui pèsent sur la profession ?

La profession est fragilisée. Ça commence par les SR qui font un travail primordial au sein des rédactions. Il ne font pas que corriger les fautes ou mettre en forme les articles. À Reporterre, ils ont la charge d’un énorme travail de fact-checking. Ils nous aident à rendre les papiers plus intelligibles et s’occupent aussi du suivi du travail des pigistes. Certains groupes et journaux se disent : “on peut couper ces postes là et automatiser ces processus”. Mais, en aval, ça va se faire au détriment de la qualité des productions qui seront publiées. Donc les lecteurs auront moins d’intérêt à payer pour une information qui est dégradée et, d’après moi, le journal gagnera moins d’argent.

Ne pensez-vous pas qu’en refusant d’utiliser les outils d’intelligence artificielle générative, il n’y a un risque pour Reporterre d’être en retard par rapport à la concurrence ?

Je comprends que les gains de temps permis par l’IA donnent envie, c’est très utile. Mais le problème, c’est que ça engendre une suppression de postes et une consommation énorme en ressources. Comme les journaux font rarement de l’argent, les rédactions qui utilisent cet outil le font pour économiser. Généralement les journaux appartiennent à une banque, je pense au groupe EBRA. Son propriétaire est le Crédit Mutuel, et souhaite justement développer l’usage de l’IA pour remplacer les SR et faire des économies. Nous, à Reporterre, on fait partie des rares médias qui arrivent à se faire un petit peu d’argent. C’est de l’argent qu’on réinvestit dans le média. Donc si certains veulent être plus compétitifs, d’accord, mais ils sont plus compétitifs avec les journaux qui ne fonctionnent pas aussi bien que nous. Quitte a choisir où l’on investit l’argent, nous on l’investit dans l’humain.

Quelles sont les raisons qui expliquent que Reporterre se porte si bien financièrement ? 

La raison pour laquelle Reporterre a un solde positif c’est qu’il a fait le choix, à contre courant, d’être gratuit dès sa fondation. On fonctionne à 98,5% par le don, contrairement à des journaux qui se financent avec un paywall et à ceux qui ont fait le choix du papier, qui est un support très coûteux. Et ça marche. On est un média qui grandit et grossi depuis dix ans. Au-delà de ça, on repose sur une solide base de plusieurs dizaines de milliers de petits donateurs. Ça nous donne une indépendance. On prend moins de risque qu’en étant tributaire d’une personne ou d’un groupe de mécènes. Le fait d’être transparent sur nos dépenses et nos méthodes, dépendamment de nos valeurs, permet aussi à cette base de lecteurs de savoir quelles causes on défend. Les gens qui nous donnent de l’argent font un choix politique. On est aussi transparent sur le fait que l’on n’utilise pas l’IA et que l’argent qu’ils donnent sert à payer du travail humain.

Propos recueillis par Léonie Sarrey et Alice Petitot

Image d’entête : Geoffrey Moffett – Vue aérienne d’un Datacenter en pleine campagne.