Twitter, outil à double-tranchant pour les journalistes

Mar 15, 2019 | Articles, Articles à la une / slider, Assises | 0 commentaires

Le réseau social de microblogging, largement utilisé par les journalistes à des fins professionnelles depuis sa création en 2006, est aussi devenu une source de violences numériques à leur encontre. Les conséquences de celles-ci sont parfois lourdes et les moyens de s’en prémunir restent encore flous.

Benoît Almeras

Été 2014. Nassira El Moaddem fait ses premiers pas à l’antenne d’Itélé, deux ans après sa sortie de l’école supérieure de journalisme de Lille. À l’époque, l’actualité est dominée par l’opération Bordure protectrice menée par l’armée israélienne contre le Hamas. Très active sur Twitter, la journaliste déclare avoir été rapidement ciblée par des critiques virulentes : « J’ai fait mes premiers flashs à l’époque des bombardements sur la bande de Gaza. Malgré mes efforts pour présenter les faits de manière impartiale, je me prenais des rafales de commentaires violents me reprochant mon ‘manque de neutralité’. »

Alors jeune professionnelle, elle ne sait pas forcément comment réagir : « Je n’étais pas à l’aise – je venais de sortir de l’école, je faisais mes premiers journaux télévisés… j’étais obligée de me freiner car mes réactions pouvaient engager ma rédaction. »

Les déboires de Nassira El Moaddem sont loin d’être un cas isolé. Céline Durchon, du collectif « Paye-toi un journaliste » reçoit quant à elle des salves de tweets et de messages privés en réaction au récit de son agression par des gilets jaunes. « Je me suis fait traiter de journalope, de tous les noms, ça ne m’était jamais arrivé », se remémore-t-elle. « Ça n’arrêtait pas, c’était notification sur notification, impossible d’y échapper. Ça a fortement pesé sur mon moral. »

Captures d’écrans de messages reçus par Céline Durchon

Selon un sondage de l’Information Women’s Media Foundation (IWMF) et de TrollBusters, paru en septembre 2018, au moins deux tiers des 597 journalistes interrogés avaient été victimes de menaces ou harcelés en ligne au moins une fois. Quelque 40 % d’entre eux évitaient d’aborder certains sujets en conséquence. Un tiers des femmes répondantes ont même envisagé d’abandonner la profession de journaliste à la suite d’épisodes de harcèlement en ligne comme ceux subis par Nassira El Moaddem et Céline Durchon.

Une réponse inadaptée face aux violences numériques ?

Face aux violences numériques, les journalistes sont souvent contraints de limiter leur utilisation de Twitter. Élodie Vialle, responsable du bureau Journalisme et nouvelles technologies de l’association Reporters sans frontières, considère qu’elles font peser « une menace sur la liberté de la presse ». « Les comportements de harcèlement des journalistes sur Twitter peuvent s’apparenter à des procédures bâillons. Les journalistes qui en sont victimes sont souvent obligés d’avoir recours à une déconnexion temporaire voire définitive des réseaux sociaux, alors même que Twitter est devenu une part essentielle de leur activité professionnelle. »

Face aux harceleurs, Céline Durchon a ainsi dû désactiver temporairement son compte Twitter. « J’ai même été obligée de changer partiellement d’identité sur les réseaux sociaux. Il n’y avait pas d’autre moyen pour échapper à la violence et aux abus », déplore la journaliste. Pour autant, elle « refuse de [se] limiter dans les sujets [qu’elle] aborde sur Twitter. »

Avec l’expérience et la fréquence des attaques, notamment à la suite de différents épisodes tels que la polémique opposant le Bondy Blog à Gilles Kepel ou l’affaire Mehdi Meklat, Nassira El Moaddem a, quant à elle, appris à se blinder : « Je ne réponds plus aux attaques, ça ne sert à rien. Dès que je reçois une remarque déplacée, je bloque systématiquement son auteur », affirme la journaliste, avant de concéder : « je réfléchis à deux fois avant d’aborder certains sujets sur les réseaux sociaux. Je pense fréquemment à limiter mon utilisation de Twitter. ». La journaliste continue malgré tout de fréquenter le réseau pour chercher de l’info et contacter des sources. Difficile, donc, de s’en détacher.

La réponse publique face aux violences numériques paraît inadaptée selon Élodie Vialle. « Pour lutter contre les violences numériques, les États ont la tentation de faire peser une pression politique sur les réseaux sociaux », analyse-t-elle, « mais cela comporte un risque de censure excessive et impacte parfois la liberté d’expression, comme cela peut être le cas en Allemagne ».

Pour la responsable journalisme et nouvelles technologies de RSF, les plateformes doivent prendre leurs responsabilités face à ce phénomène. « On ne peut pas laisser aux États l’entière responsabilité du contrôle des contenus, Twitter doit être davantage désireux de traiter les questions de harcèlement en ligne des journalistes. », lance-t-elle.