Journalistes d’investigation : « J’ai toujours peur lorsque je publie »
Intimidations, critiques, poursuites, menaces, décrédibilisation… Au cours de leur carrière, rares sont les journalistes d’investigation qui ne sont pas confrontés aux conséquences négatives de leurs enquêtes. En 2017, soixante-cinq journalistes ont été tués dans le monde. Trente-neuf d’entre eux étaient des journalistes d’investigation. Preuve notable des risques que continuent d’encourir ces reporters à l’heure où l’enquête est de plus en plus valorisée par des journalistes dédiés à l’internet.
Mathilde Carnet
« Le principal problème que nous avons à affronter est l’exposition globale de notre média. » Pour Drew Sullivan, co-fondateur de l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), les répercussions des enquêtes publiées dans son média sont d’autant plus importantes que l’exposition est grande. « Avec une exposition mondiale comme la nôtre, nous sommes soumis aux lois de plus d’une centaine de pays. Autant dire que c’est impossible de les respecter. » Le journaliste bosnien a appris avec l’expérience à ne plus trop s’inquiéter des répercussions judiciaires de ses articles. « Nous réfléchissons toujours à l’intérêt de notre public. Si l’on considère qu’il a le droit de savoir ce que l’on sait, alors on publie, quitte à ne pas respecter la loi. » Le journaliste relativise aussi sur les risques que son organisation encourt. « C’est difficile de nous poursuivre car nous sommes très prudents, nous vérifions chacune des informations que l’on publie. Nous n’avons jamais perdu un procès. »
Justesse et précision
Vérifier et revérifier. Une méthode que partage Crina Boros, journaliste d’investigation pour OpenDemocracy. « Nous ne publions rien qui ne puisse s’appuyer sur des preuves. » Pour la journaliste roumaine, il n’y a pas de raison de redouter un procès tant que le journaliste respecte une certaine exigence éthique et morale. « Si l’on publie un article à charge contre quelqu’un, on se doit de le prévenir et de lui donner un droit de réponse. S’il nie ce qu’on s’apprête à publier, il a l’opportunité d’essayer de nous prouver que l’on a tort. »
Cette exigence éthique et morale prévaut également lorsque les journalistes d’investigation couvrent des affaires criminelles. Pour Drew Sullivan, manquer à cette exigence, c’est se mettre en danger. « Ne pas être assez précis dans son article, c’est le risque de se faire poursuivre en justice, mais aussi de mettre des gens potentiellement dangereux en colère. » Selon le journaliste de l’OCCRP, il faut être d’autant plus « justes » avec les criminels. « Ils savent qu’ils commettent des crimes, ils ne peuvent pas nous reprocher d’en parler. Pour autant, ils ont le droit de nous répondre et de se défendre, et nous nous devons d’être justes avec eux. »
« J’ai quitté la Roumanie pour pouvoir exercer mon métier en sécurité »
Même en étant prudent, s’attaquer aux « puissants » est risqué. L’une des plus grandes inquiétudes de Drew Sullivan, c’est les potentielles répercussions de ses révélations, sur ses sources. « Certains articles que l’on écrit me rendent nerveux. C’est mon travail de les publier, mais j’ai toujours peur des conséquences. » C’est cette peur qui a décidé Crina Boros à quitter la Roumanie pour continuer son travail de journaliste d’investigation à Londres. Après avoir couvert des affaires de corruption et de travail illégal dans son pays d’origine, la jeune journaliste a craint pour la sécurité de sa famille, dans un « petit pays où tout se sait », et l’a quitté. « J’ai quitté la Roumanie pour pouvoir exercer mon métier en sécurité. » Crina Boros explique ce risque de répercussions par l’enjeu très fort lié à la réputation des puissants. « La réputation est très précieuse pour les gens de pouvoir. Ils font beaucoup d’argent grâce à cela. » Ainsi, lorsqu’ils sont sur le point de la perdre, certains n’hésitent pas à « intimider » et « décrédibiliser ».
Ignorer les critiques, ou ne pas se laisser décrédibiliser
Drew Sullivan l’a vécu, « des centaines de fois ». « On a dit de moi que j’étais un espion russe, américain, un criminel, un faux journaliste… Lorsque les gens ne peuvent pas attaquer l’article, ils attaquent le journaliste personnellement. Il suffit d’ignorer ces rumeurs. » Pour lui, il ne faut pas donner de crédit aux critiques, une technique que ne partage pas forcément Crina Boros. « Si je me fais menacer de procès, alors je le tweeterai. Si l’on me harcèle par téléphone, je le dénoncerai. Tant que mes informations sont vraies, je ne me laisserai pas intimider. » La journaliste roumaine prend exemple sur la journaliste d’investigation maltaise, assassinée en octobre dernier, Daphne Caruana Galizia. « Elle n’a jamais cessé de prouver qu’elle disait vrai. Lorsqu’on la critiquait, elle revenait à la charge avec une nouvelle preuve. C’est un exemple pour moi de ce qu’il faut faire face aux critiques. »