Les « procédures bâillons » à l’encontre de médias indépendants se sont multipliées en France ces cinq dernières années, menaçant la liberté de la presse. Une nouvelle directive européenne vise à protéger journalistes et lanceurs d’alertes face à ces pratiques abusives.
« La première difficulté, c’est qu’il n’existe pas de définition juridique d’une procédure bâillon en droit français » déplore Pauline Delmas, chargée de contentieux et plaidoyer de l’association Sherpa, collectif de juristes qui lutte contre les crimes économiques et défend les droits humains dans le contexte de la mondialisation.
Les médias indépendants d’investigation sont depuis plusieurs années les cibles privilégiées de ce type de procédures judiciaires abusives, qui peuvent être fatales à certains d’entre eux du fait d’un modèle économique fragile. Le média local d’investigation Médiacités a subi, en sept ans d’existence, 21 procédures dont 18 qui peuvent être qualifiées de procédures bâillons. « Le coût global estimé pour le journal est de 50.000 euros hors frais de déplacement et sans compter le temps passé par les journalistes dans les tribunaux », précise Hugo Coignard, journaliste-pigiste d’investigation pour Médiacités.
Des voies détournées contre la liberté de la presse
Au-delà des aspects financiers et de la perte de temps pour les journalistes, ces procédures bâillons ont également un impact sur le secret des sources, comme l’illustre le cas du média normand « Le Poulpe ». Ce dernier publie en 2023 une série d’articles pour interroger une opération de dépollution des sols mise en œuvre par un grand groupe : Valgo. Le groupe réplique en saisissant le tribunal de commerce de Rouen contre l’un de ses concurrents pour « concurrence déloyale », suspecté d’être la source du média. Sa requête: se rendre au siège de son concurrent pour récolter des preuves, à savoir les correspondances entre l’entreprise et « Le Poulpe ». Une démarche facilitée par “l’absence de sensibilisation des tribunaux de commerce aux enjeux de la liberté d’expression et de la presse » soupire Pauline Delmas
Pour Dorothée Archam, directrice du développement de Media Defence, une ONG internationale qui défend des journalistes victimes de procédures baillon « L’objectif des procès n’est pas de gagner une action en justice, mais de pousser les médias à déployer des moyens humains et financiers considérables, pour entraver leur activité et les dissuader de poursuivre leurs enquêtes. »
Des mesures de protection à déployer
Pour se prémunir des procédures baillons, les médias d’investigations ont plusieurs leviers tels que les collectifs de médias indépendants et de journalistes, qui se partagent les listes noires d’entreprises qui abusent de la loi. « il est également nécessaire de se former, de connaître ses droits et en cas de doute, faire relire son article par un avocat avant publication » déclare Madame Archambault. « Il ne faut pas se laisser intimider lorsque vous recevez une lettre recommandée, autrement, la procédure baillon aura atteint son objectif », conclut-elle. L’ONG Média Defense à réalisé une fiche disponible en plusieurs langues, qui répertorie les droits des journalistes.
Adoptée à la fin du mois de février, une directive européenne prévoit des mesures de protection pour les journalistes mais aussi pour les lanceurs d’alertes, les universitaires et les associations. L’élément phare de ce texte, une mesure de « rejet rapide »: quand la procédure est manifestement infondée, le juge doit pouvoir l’écarter dès le début des poursuites, pour éviter à la victime de la procédure bâillon de dépenser du temps, de l’énergie et de l’argent. Après sa publication en avril, les États membres auront deux ans pour changer leurs lois de manière à se mettre en conformité avec la directive.
Enrichissement : « Quand un industriel tente de bâillonner Médiacités »
Édouard Nonmoira